Les contribuables suisses peuvent-ils toujours bénéficier de gains en capital exonérés d’impôt?

En Suisse, contrairement à de nombreuses juridictions étrangères, les gains résultant de l’aliénation d’éléments de la fortune privée sont en principe exonérés de l'impôt sur le revenu. Toutefois, selon la loi, la jurisprudence et la doctrine, il y a de nombreuses exceptions qui rompent le principe de base de l'exonération fiscale des gains en capital privés. Dans certains cas, il s’agit bien d’un revenu imposable. Nous expliquons ci-dessous une série d'exceptions et de pièges.

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Requalification en fortune commerciale

Général

L'exonération des gains en capital privés selon l'art. 16, al. 3 LIFD1 et l'art. 7, al. 4, let. b LHID2 suppose l'existence d'une fortune privée. En revanche, s'il y a une fortune commerciale au sens d'une activité lucrative indépendante, les gains en capital sont imposables. La distinction entre fortune privée et fortune commerciale, ou la vérification de l'existence d'une activité lucrative indépendante, sont donc d'une importance capitale. En principe, on considère qu’une activité indépendante génère un revenu lorsque l’activité, respectivement les achats et les ventes, dépassent la simple gestion de fortune ou que le bénéfice réalisé ne se limite pas à exploiter une opportunité qui se présente par hasard.

Bien que le Tribunal fédéral se soit récemment prononcé sur des cas de marchands d'art ou de négociants en participations, ce sont les cas concernant le commerce professionnel de titres ou d'immeubles qui sont les plus pertinents dans la pratique.

Commerce professionnel de titres

En réalité, on a déjà tenté par le passé de régler formellement dans la loi le commerce professionnel de titres, mais cette tentative a échoué en raison de la complexité du sujet. Dès lors, la pratique est marquée par la jurisprudence, qui précise que l'existence d'une activité indépendante ou d'un commerce professionnel de titres doit être évaluée concrètement sur la base de toutes les circonstances du cas. Il n'est donc pas étonnant que ces questions de délimitation fassent régulièrement l'objet de discussions, de rulings et de décisions judiciaires.

Dans sa circulaire n° 36 du 27 juillet 2012, l'Administration fédérale des contributions (AFC) a défini des règles dites «refuge»:

  1. La période de détention des titres vendus est d’au moins six mois;
  2. Le volume total des transactions (équivalant à la somme de tous les achats et de toutes les ventes) ne représente pas, par année civile, plus du quintuple du montant des titres et des avoirs au début de la période fiscale;
  3. La réalisation de gains en capital provenant d’opérations sur titres n’est pas nécessaire en vue de remplacer des revenus manquants ou ayant cessé dans le but d’assurer le train de vie du contribuable (c’est généralement le cas lorsque les gains en capital réalisés représentent moins de 50% du revenu net);
  4. Les placements ne sont pas financés par des fonds étrangers ou les rendements de fortune imposables provenant des titres (par ex. les intérêts, les dividendes, etc.) sont plus élevés que la part proportionnelle des intérêts passifs;
  5. L'achat et la vente de produits dérivés (en particulier d'options) se limitent uniquement à la couverture de positions en titres propres.

Dans un souci de sécurité juridique, l’AFC précise dans sa circulaire n° 36 que, lorsque les cinq critères susmentionnés sont remplis de manière cumulative, il ne s'agit pas de commerce professionnel de titres au sens des «règles refuge», mais de gestion de fortune privée. Lorsque les critères ne sont pas remplis de manière cumulative, la qualification de commerce professionnel de titres n'est pas exclue pour autant, et il convient de procéder à une évaluation concrète sur la base de l'ensemble des circonstances du cas. Dès lors que la qualification de commerce professionnel de titres est retenue, les gains en capital sont soumis à l'impôt sur le revenu et aux cotisations de sécurité sociale, et les pertes en capital sont en principe déductibles de l'impôt sur le revenu.

Commerce d'immeubles

D’après la jurisprudence fédérale, un commerce d'immeubles se distingue par les caractéristiques fiscales suivantes:

  • Manière systématique et planifiée de procéder
  • Fréquence/volume des transactions
  • Courte durée de possession
  • Utilisation de fonds étrangers importants pour financer les transactions
  • Réinvestissement des bénéfices
  • But lucratif / participation aux échanges économiques / présence sur le marché / parcellisation
  • Lien étroit avec l'activité professionnelle, connaissances techniques spécifiques
  • Participation dans une société de personnes ou une société simple

Il n'est toutefois pas nécessaire que ces critères soient remplis de manière cumulative, il suffit par exemple qu'un seul indice soit particulièrement prononcé. La participation aux échanges économiques ne doit pas non plus nécessairement être visible de l’extérieur. Par le passé, le Tribunal fédéral a régulièrement jugé des cas où l'on pouvait conclure à l'exercice d'une activité indépendante, même sur la base d'une seule transaction. La jurisprudence n'est toutefois pas toujours uniforme, notamment au regard des arrêts récents concernant le financement par des tiers dans le cadre du commerce et du quasi-commerce d'immeubles.

Selon les cantons, les bénéfices provenant de la vente d'immeubles appartenant à la fortune commerciale sont soumis à l'impôt sur les gains immobiliers et/ou à l'impôt sur le revenu, et des cotisations de sécurité sociale sont dues.

Requalification en rendement de fortune imposable

Impôt sur les gains immobiliers et transfert de propriété économique

L'impôt sur les gains immobiliers taxe les gains en capital privés lors de l'aliénation d'un bien immobilier et constitue probablement l'exception (cantonale) la plus notable à l'exonération fiscale des gains en capital privés. En vertu d'une disposition contraignante de la loi sur l'harmonisation fiscale (art. 2, al. 1, let. d, LHID), tous les cantons sont tenus de prélever un impôt sur les gains immobiliers (contrairement aux droits de mutation, dont la perception n'est pas prescrite par la LHID).

L'impôt sur les gains immobiliers ne concerne pas seulement les transferts de propriété de droit civil, mais aussi les faits imposables assimilés à une aliénation. C'est le cas, par exemple, des «transferts économiques». Le principal cas d'application d’un transfert économique est le transfert d'une participation majoritaire dans une société immobilière, dans lequel le pouvoir de disposition d'un immeuble change de main d'un point de vue économique, sans modification des rapports de propriété selon le droit civil.

Liquidation partielle indirecte

Le concept de la liquidation partielle indirecte est l'une des exceptions les plus controversées au principe de l'exonération fiscale des gains en capital privés, fréquemment discutée dans la pratique et la doctrine. Fondamentalement, la liquidation partielle indirecte concerne le reproche selon lequel un actionnaire, de manière abusive, vend sa participation dans une société avec une trésorerie pleine et réalise un gain en capital exempt d'impôt par la vente, au lieu de percevoir un dividende (imposable). Souvent, le prix d'achat est financé par l'acheteur par le biais d'un retrait rapide de la substance de la société acquise.

Lorsque les droits de participation sont transférés de la fortune privée à la fortune commerciale, il y a un changement de système sur le plan fiscal. Le principe applicable en droit fiscal de valeur nominale ou d'apport en capital, applicable à la fortune privée, est remplacé par le principe de la valeur comptable de la fortune commerciale. Ce changement de système élimine effectivement la substance distribuable imposable de la société transférée, la transformant en composantes remboursables sans perception de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt anticipé. Si les éléments constitutifs d'une liquidation partielle indirecte sont réunis, le changement de système a pour conséquence qu'un gain en capital généralement exempt d'impôt est requalifié en un revenu imposable soumis à l'impôt sur le revenu. Une liquidation partielle indirecte est définie à l'article 20a, alinéa 1, let. a LIFD lorsqu'il existe cumulativement les conditions suivantes:

  • Vente d'une participation qualifiée d'au moins 20% du capital social d'une société de capitaux ou d'une coopérative. Cela s'applique mutatis mutandis même si plusieurs parties vendent une telle participation conjointement dans un délai de cinq ans ou si plusieurs participations totalisant 20 % sont vendues. En cas de transactions transfrontalières, seules les ventes effectuées par des personnes fiscalement assujetties en Suisse à partir de leur fortune privée sont concernées.
  • Vente de la fortune privée à la fortune commerciale d'une autre personne morale ou physique (changement de système).
  • Dans les cinq ans suivant la vente, de la substance non nécessaire à l'exploitation, existante et susceptible d'être distribuée au sens du droit commercial au moment de la vente, est distribuée avec la participation du vendeur.

Il peut sembler quelque peu étrange que, dans le cas d'une telle distribution, y compris les distributions de substance dite différées, les conséquences fiscales frappent le vendeur (le cas échéant, par le biais d'une procédure de rappel d'impôt), même s'il n'a plus aucune influence sur la politique de distribution de dividendes. Une protection juridiquement étanche - qui est souvent insuffisamment mise en œuvre en pratique - revêt dès lors une importance cruciale.

Transposition

Une transposition se produit lorsque les droits de participation dans une société de capitaux ou une coopérative sont transférés de la fortune privée à la fortune commerciale et que le vendeur ou la personne qui effectue l'apport détient au moins 50 % au capital après le transfert. Cela s'applique mutatis mutandis même si plusieurs parties effectuent conjointement le transfert. Dans la mesure où le prix de vente dépasse la valeur nominale (plus d'éventuelles réserves d'apports de capital), il n'y a pas de gain en capital exonéré d'impôt, mais un revenu imposable.

L'objectif de la disposition sur la transposition de l'article 20a, alinéa 1, let. b LIFD est de saisir fiscalement la charge fiscale latente sur les réserves non distribuées de la société cédée, car sinon, cette charge fiscale serait perdue en raison du changement de système de la fortune privée à la fortune commerciale (analogie avec la conception de la liquidation partielle indirecte). Une distribution effective n'est pas requise, comme récemment confirmé par le Tribunal fédéral (ATF 9C_679/2021 du 20.04.2023).

Rachat d'actions propres (liquidation partielle directe)

Du point de vue fiscal, un rachat de ses propres actions peut être considéré comme une «liquidation partielle directe». Lorsqu’une société ou une coopérative rachète ses propres droits de participation en vue de réduire son capital, la différence entre le prix d'acquisition et la valeur nominale libérée de ces droits de participation (plus d'éventuelles réserves d'apport de capital) est soumise à l'impôt anticipé et à l'impôt sur le revenu.

Il en va de même dès lors que l'acquisition de ses propres droits de participation dépasse le cadre autorisé par le droit civil (selon l'art. 659 CO, au maximum 10% pour les sociétés anonymes et 20% pour les actions nominatives liées). Cependant, du point de vue fiscal, même les parts détenues dans les limites autorisées par le droit commercial doivent être revendues dans le délai de six ans prévu par l'impôt anticipé, sous peine de déclencher à nouveau les conséquences fiscales de la liquidation partielle directe (des règles particulières s'appliquent en cas d'emprunts convertibles ou à option en cours ou de programme de participation des collaborateurs).

Manteaux d’actions

La prudence est également de mise lorsque la majorité des droits de participation d'une société de capitaux inactive est vendue dans le cadre d'un «share deal». On parle alors de vente de manteaux d'actions. Dans ce cas, les actifs des sociétés ont été économiquement liquidés ou rendus liquides et la société vendue n'exerce aucune activité commerciale au moment de la vente.

Dans le cadre de l'évasion fiscale et conformément à la pratique en matière d'impôt anticipé et de droit de timbre, la vente de manteaux d’actions est traitée fiscalement comme une liquidation suivie d'une nouvelle fondation. Par conséquent, s'agissant de l’impôt direct, le vendeur ne réalise pas un gain en capital exonéré d'impôt lors de la vente de la société écran, mais un produit de liquidation imposable (à hauteur du produit de la vente qui dépasse la valeur nominale des droits de participation et les éventuelles réserves en capital).

Par ailleurs, la vente de manteaux d’actions est particulièrement désapprouvée sur le plan juridique. Le Tribunal fédéral a refusé d’admettre les manteaux d'actions à plusieurs reprises, la première fois déjà dans l'arrêt ATF 64 II 361 du 8 novembre 1938. En conséquence, les registres du commerce peuvent en principe refuser la demande d'inscription d'une vente de manteaux d’actions.3

Obligations à intérêt unique prédominant

Dans le domaine des placements privés, une aliénation n'est pas non plus toujours synonyme de gains en capital exonérés d’impôt. Selon l'art. 20, al. 1, let. b, LIFD, sont notamment imposables les revenus provenant de l'aliénation ou du remboursement d'obligations à intérêt unique prédominant (IUP). Lors de la vente d'une obligation ou d'un titre à escompte à intérêt unique prédominant ou exclusif pendant la durée de vie de l'obligation, le gain réalisé n'est donc pas un gain en capital exonéré d'impôt, mais un revenu de fortune imposable. Il en va de même pour les instruments financiers dérivés ou les produits d'investissement combinés. Selon que le produit structuré est un produit «non transparent» ou «transparent», on appliquera l’imposition dite de «la différence pure» ou celle de «la différence selon la méthode analytique». Ces requalifications sont souvent effectuées par l'administration fiscale dans le cadre de la taxation définitive.

Requalification du dividende en salaire

Share deal suivi de la poursuite d'une activité ou d'un départ à la retraite

Il n'est pas rare qu'à l'occasion de la vente d'une entreprise, il soit convenu que l'ancien propriétaire de la société continuera de travailler dans la société pendant une certaine période après la conclusion du share deal. En règle générale, cela garantit par exemple la transmission de l'entreprise gérée, la continuité, l'accès au savoir-faire ainsi que, le cas échéant, la formation d'un successeur au sein de la direction dans le cadre des processus de succession.

Du point de vue fiscal, ce cas de figure est particulièrement problématique lorsque l’emploi n'est pas rémunéré aux conditions du marché ou pas rémunéré du tout, ou lorsqu’une clause d’«earn-out» est subordonnée au maintien de l’emploi (et que, dans les faits, le salaire imposable est versé par le biais d'un produit de vente exonéré d'impôt plus élevé). Dans de tels cas, il est possible que le produit de la vente, en principe exonéré d'impôt, soit requalifié fiscalement en revenu d'une activité salariée. Il faut alors également tenir compte des implications en matière d'assurances sociales. Les modifications du contrat de travail peuvent également poser des problèmes sur le plan fiscal, par exemple si l’on intègre une clause de non-concurrence (indemnité imposable pour abandon/non-exercice d'une activité).

Dualisme de méthodes en matière de participations de collaborateur

En principe, un gain en capital résultant de la vente de participations de collaborateur est exonéré d'impôt. Toutefois, selon la circulaire révisée n° 37 du 30 octobre 2020 de l'AFC, un gain en capital exonéré n'est possible que pour la différence entre la valeur calculée selon la formule ad hoc au moment de l’attribution et celle calculée selon la même formule lors la réalisation. Cela signifie qu'une plus-value résultant d’une modification de la méthode d'évaluation ou du passage du principe de la valeur déterminée selon une formule ad hoc à celui de la valeur vénale («dualisme des méthodes») ne constitue pas un gain en capital exonéré d'impôt, mais un revenu imposable provenant d'une activité lucrative dépendante.

Selon la circulaire de l'AFC mentionnée ci-dessus, il est déterminant que l'événement qui déclenche le passage du principe de la valeur déterminée selon une formule ad hoc à celui de la valeur vénale (typiquement un changement de propriétaire ou une transaction tierce déterminante) se produise au cours d'une période de détention de cinq ans.

Il convient de distinguer ce cas de figure de celui où une plus-value sur une vente d'actions n'est pas directement liée à la «qualité de collaborateur», mais par exemple à celle d'investisseur ou de fondateur.

Toutefois, les règles sont parfois sujettes à interprétation et les pratiques cantonales varient.

Conclusion

En Suisse, les contribuables peuvent bénéficier de gains en capital exonérés d'impôt et jouissent en principe d’une position favorable en comparaison internationale. Il ne faut cependant pas perdre de vue qu'il existe de nombreuses exceptions et des cas particuliers complexes dans lesquels un gain en capital présumé exonéré peut être requalifié en revenu imposable.

 

 

1 Loi fédérale sur l'impôt fédéral direct (LIFD)

2 Loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (LHID)

3 Cf. p. ex. https://handelsregister.lu.ch/aktuelles, consulté le 09.08.2023.